Vous souvenez-vous de ce fragment, de cette fiction d’une simplicité saisissante qui a gardé le nom de la prophétie de Cazotte? On est en 1788, chez un académicien grand seigneur, dans un repas entre gens de cour, gens de robe, dames du plus haut monde, écrivains, philosophes. La gaîté et l’esprit animent le festin. Chamfort fit des contes impies et libertins sans que les femmes se voilent de l’éventail, et on pérore sur le règne de la raison, sur la révolution prochaine. Un seul convive, Cazotte, reste muet avec un air de tristesse à demi railleuse. C’est que de son regard d’illuminé il voit tous ces fronts dévoués à une mort violente. On l’interroge, et à chacun il dit son mot au milieu des rires d’incrédulité. « Vous, monsieur de Condorcet, vous expirerez sur le pavé d’un cachot après avoir pris du poison pour vous dérober au bourreau. — Vous, monsieur de Chamfort, vous vous ouvrirez les veines. » Tous y passent, Bailly, Malesherbes, Boucher, Vicq-d’Azir.— « Mais les femmes! dit la duchesse de Gramont, nous sommes bien heureuses, nous autres, de n’être pour rien dans les révolutions. Ce n’est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu; mais il est reçu qu’on ne s’en prend pas à nous. — Vous y serez cette fois, reprend Cazotte, et vous serez traitées tout comme les hommes. » Puis, s’animant peu à peu, le prophète en vient à désigner des têtes plus hautes promises au bourreau. Ici tous les convives se lèvent, trouvant la plaisanterie lugubre. — C’est en petit, et sous le voile de la fiction, l’image de ce qui se passait en France à la veille de la catastrophe universelle, à ce moment d’oubli, d’obscurité et d’attente.
Voir dans notre chapitre "Le prix de la liberté" ce qu'il en a été du sort de certaines femmes qui, faute d'être montées à la tribune, sont montées à l'échafaud. En fait, ce n'était pas une prédiction. Ce texte a été écrit après la Révolution : c'est une mystification de La Harpe. Cazotte, l'auteur du Diable amoureux, n'était nullement devin.