Ozon ou la réécriture filmique

josianemorel Par Le 22/11/2025

Dans sa version filmique de L’Étranger François Ozon opère un geste de distanciation manifeste via son choix esthétique du noir et blanc et inscrit le récit dans une temporalité et une spatialité autres que l’immédiateté romanesque. Cette décoloration volontaire dote l’œuvre d’une métaphysique visuelle, mais soulève également la question du rapport du film à l’essence même du roman de Camus : la quête d’universalité et la résistance à toute tentative de contextualisation exclusive.
Le parti pris esthétique : noir et blanc, entre distanciation et désuétude Le noir et blanc appliqué par Ozon n’est pas une simple référence à l’esthétique des années 1940, mais un dispositif de distanciation. Il refuse l’ancrage dans le présent atemporel du récit camusien et efface en même temps la violence solaire constitutive de l’univers du roman, ce qui prive l’action du rayonnement du soleil, pivot symbolique de l’absurde et moteur du drame. Cette désaturation crée une ambiance décalée et révolue, ce qui tend à museler la force tellurique si notable dans le texte original, où la lumière écrase, agresse, jusqu’à confisquer à Meursault toute liberté interprétative. L’interprétation cinématographique de Meursault : du mutisme existentiel à l’énigme psychologique Benjamin Voisin, dans le rôle de Meursault, privilégie un jeu minimaliste et intériorisé, qui amène le personnage vers une forme d’être taiseux, quasi-autistique. Le film accentue la dimension d’apathie, d’indifférence et laisse de côté la révolte muette du “héros absurde”. Loin d’un Meursault englouti dans la question métaphysique de l’incompréhension du monde, Ozon le présente comme coupé de toute possibilité d’accès au langage et à l’émotion sociale. Ce choix souligne une opacité véritable du personnage, mais atténue la portée philosophique de l’ouvrage de Camus et fait glisser l’interprétation vers la sphère psychologique plutôt qu’existentielle, recherchée par Camus Le traitement du contexte colonial : entre fidélité et actualisation discutable L’inscription de la question coloniale marque une inflexion majeure du projet d’Ozon, absente du roman de Camus. Là où le philosophe proposait un récit largement atemporel et dissocié de la situation coloniale, le film remet explicitement en scène les tensions entre colonisé et colonisateur. La sœur de la victime n’hésite pas à formuler cette opposition, ce qui tend à redéfinir l’affrontement au détriment de la fable universelle. Ce déplacement, revendiqué par Ozon comme une nécessité de rappeler le contexte politique historique de l’Algérie française, peut être perçu comme une réduction de la polyphonie du roman, au profit d’une actualisation idéologique qui risque de dénaturer l’énigme “Meursault”. Un récit universel réduit à une lecture située ? L’intention d’Ozon était d’éviter tout ancrage actuel, mais à travers la surdétermination du contexte colonial, le film réduit paradoxalement la portée universelle de l’œuvre et ramène l’étrangeté métaphysique de Meursault à une simple position sociale. Le choix du noir et blanc, la focalisation sur l’opposition entre colonisé et colonisateur, la disparition du soleil comme force tragique, tous ces éléments situent l’œuvre dans l’histoire, alors que le roman visait une absence de contexte, un récit de la condition humaine détaché de toute géographie et de toute temporalité. Bref … Une réécriture cinématographique ambivalente L’adaptation de François Ozon se situe donc dans une ambivalence fondamentale : riche de sa plasticité visuelle et de son interprétation, le film propose une lecture intelligemment située, mais, à force de contextualiser, il effrite le mythe universel forgé par Camus. Loin du soleil aveuglant, on entre dans une grisaille “nécessaire” pour la société contemporaine, grisaille qui trahit quelque peu la puissance intemporelle et inclassable de l’“étrangeté” camusienne.